Normes comptables d’un côté, flou artistique de l’autre : le paradoxe des KPIs

La santé financière des entreprises se mesure selon des normes strictes. Mais qu’en est-il de la capacité des entreprises à exécuter leur stratégie ?

Les KPIs financiers ont un luxe que leurs cousins opérationnels ignorent : la norme.

Encadrés par les règles comptables (PCG, IFRS...), ils sont comparables entre entreprises, lisibles par tous, et acceptés comme référence.

Un chiffre d'affaires, un BFR ou un compte de résultat racontent toujours la même chose, même si la réalité est nuancée

Même entreprise, indicateurs divergents

Côté KPIs opérationnels, le constat est plus chaotique : chacun y va de sa propre définition, souvent sans coordination ni référence partagée. Même au sein d'une seule société, les définitions peuvent varier selon les équipes, les services ou les individus. Un indicateur suivi par le marketing peut ne pas correspondre à la même formule que celui utilisé par les ventes ou la direction financière: ça crée des incohérences dès qu'on tente de les agréger ou de les comparer.

Une "productivité" peut être mesurée en interventions réalisées, en heures facturables, ou en clients servis. La rentabilité d’un projet peut être calculée avec ou sans prise en compte des provisions pour créances douteuses.

Le résultat ? Des comités de direction qui passent plus de temps à débattre de définitions qu'à analyser la performance. Et des dashboards qui donnent une illusion de précision sur des données floues.

Pilotage à vue, benchmarks impossibles : les risques d’un langage KPI non partagé

Pour les entreprises :

  • Difficulté à objectiver les progrès : un taux de churn qui baisse n'a de valeur que si la méthode de calcul est constante.

  • Débats internes stériles : les réunions stratégiques dérapent sur des débats de périmètre ou de formule.

  • Pilotage faussé : des indicateurs incohérents entre services nuisent à la prise de décision.

Pour les fonds :

  • Impossible de benchmarker les participations d’un même portefeuille : deux sociétés parlent de "productivité des techniciens", mais l’une compte les heures facturables, l’autre les interventions réalisées.

  • Peu de transfert de savoir-faire d’une participation à l’autre

  • En due diligence : les KPIs opérationnels sont souvent absents ou flous, rendant toute évaluation qualitative fragile.

  • Reporting inexploitable : les synthèses consolidées deviennent impossibles sans base de comparaison.

Pourquoi les KPIs opérationnels restent dans l’angle mort

D’abord, parce que les entreprises n’ont pas attendu un référentiel officiel pour produire leurs indicateurs. Chaque direction opérationnelle a développé ses propres métriques, souvent adaptées à son contexte, ses outils, ses urgences. Résultat : une grande variété de définitions, de périmètres, et de méthodes de calcul.

Ensuite, parce que la diversité des situations rend toute standardisation complexe. Une même notion — "churn", "productivité", "panier moyen" — peut recouvrir des réalités très différentes d’un secteur à l’autre, voire d’une entreprise à l’autre. Et dans les faits, les données nécessaires à ces KPIs sont rarement accessibles ou fiables sans retraitement manuel.

Ajoutons à cela la diversité des outils et des sources de données. Les KPIs opérationnels sont souvent issus d’outils non connectés, éclatés entre ERP, CRM, SIRH, fichiers Excel ou logiciels métiers. Ces silos empêchent une exploitation cohérente des données et rendent leur fiabilisation coûteuse.

Enfin, les business models évoluent : digitalisation, omnicanalité, hybridation des canaux de vente ou des modèles de facturation… les KPIs changent avec eux.

Et surtout, la conjoncture a longtemps donné la priorité à la croissance. Tant que le marché tirait la performance, les indicateurs d’exécution passaient au second plan. Aujourd’hui, les lignes bougent : dans un environnement moins porteur, les leviers opérationnels deviennent la nouvelle frontière de la création de valeur. Encore faut-il pouvoir les nommer, les comparer, les monitorer.

Structurer les KPIs opérationnels : par où commencer, sans complexifier

Mettre en place un référentiel de KPIs opérationnel n'est pas simple, sinon ça aurait été déjà fait. Mais on peut faire avancer la cause intelligemment, sans tomber dans l’usine à gaz ni dans la norme ISO 20022 de la productivité.

À éviter :

  • L’extrême naïveté : “Il suffit de se mettre autour d’une table et de faire une fiche Excel.”

  • Le techno-solutionnisme : “On va brancher un outil magique et tous les KPIs tomberont en cascade.”

  • Le flou fataliste : “Chaque entreprise est unique, alors bon courage pour comparer.”

Un minimum viable de référentiel est atteignable: il est raisonnable — et rentable — de formaliser les quelques indicateurs critiques qui reviennent dans tous les échanges avec des définitions partagées.

On ne parle pas de réinventer la comptabilité analytique, mais de créer des fiches d’identité pour les KPIs essentiels : nom, objectif, formule de calcul, source de données, fréquence, périmètre.

On ne commence pas par un outil, on commence par un consensus.

Ce travail est sectoriel, itératif, et parfois politique. Mais une fois posé, il permet de gagner sur tous les fronts :

  • Une automatisation plus fiable : les règles sont claires

  • Une gouvernance plus solide : les interlocuteurs sont alignés

  • Une analyse plus actionnable: les données sont lisibles

Ce n’est pas un projet IT. C’est un projet de langage commun.

Vers un plan comptable opérationnel?

Ce qui manque aujourd’hui, c’est un vocabulaire commun de la performance opérationnelle.

Certaines industries montrent déjà la voie.

Dans le SaaS ou les marketplaces B2C, la normalisation des KPIs a été largement portée par les fonds VC. Ces entreprises jeunes n’avaient ni l’historique, ni la densité d’activité pour s’appuyer sur une comptabilité classique robuste. En revanche, elles devaient rapidement structurer leur pilotage autour d’indicateurs reconnus — MRR, churn, CAC, LTV — pour justifier leur traction et aligner investisseurs, fondateurs et équipes. Cette standardisation est née sur un terrain vierge, avec une pression forte des investisseurs sur la lisibilité.

À l’opposé, dans des secteurs comme le retail ou la restauration, ce sont les modèles en réseau qui ont imposé des référentiels : impossible de piloter un parc de 300 points de vente si chacun définit le "panier moyen" ou la "marge brute" à sa sauce. Les exigences de comparabilité pour animer un réseau, lancer des franchises ou décider d’un capex ont forcé la création d’indicateurs documentés, harmonisés, et partagés.

Mais dans les PME ou ETI sous LBO? Ca ne se généralise pas encore alors que les besoins sont comparables: benchmarker, suivre des plans de transformation, monitorer des leviers opérationnels à fort impact.

Trop d’entreprises n’ont aucun dictionnaire de KPIs opérationnels. D’autres en ont un, mais uniquement dans les têtes. Rares sont celles qui l’ont structuré, documenté, partagé — encore moins au niveau d’un portefeuille de fonds PE.

Pour un fonds d’investissement, pousser ses participations à documenter et aligner leurs KPIs opérationnels, c’est mieux piloter la performance, mieux arbitrer les priorités, et sécuriser ses scénarios de création de valeur.

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